By Iris Ntore

Amandine Gay est une réalisatrice et comédienne française. En 2014, elle a réalisé « Ouvrir la voix », un documentaire qui se veut un porte-voix de femmes noires vivant en Europe.

Nous nous sommes entretenues avec elle lors de son passage dans la ville de Québec le 2 février 2018.

Comment t’es venue l’idée du projet « Ouvrir la voix »?

Si vraiment on doit aller au tout début (rires), je dirais que c’est mon mémoire de fin d’études à Sciences po en 2006, où j’ai fait un mémoire sur « Les enjeux du traitement de la question coloniale en France ». C’était une étude de cas pour comparer la représentation des Noirs dans le cinéma et la télévision depuis l’époque coloniale. J’avais déjà fait beaucoup de lectures à l’époque qui m’ont aidées à construire le questionnaire pour « Ouvrir la voix ». J’avais beaucoup de liberté à l’école mais dès que j’ai commencé à travailler et à avoir un agent, je me suis rendue compte que je passais des castings que de Noirs, avec un certain type de rôle qui sont récurrents. Comme la migration tragique ou la banlieue délinquante et au milieu, il n’y a pas grand-chose. J’ai commencé à écrire des programmes courts mais je me suis vite rendue compte qu’en écrivant, en essayant de glisser discrètement des personnages de femmes noires non stéréotypées, ça ne passait pas! De fil en aiguille, ce que j’avais les moyens de faire par moi-même c’était un documentaire.

Comment s’est passé la sélection? Comment as-tu recruté des participantes? Et est-ce que tu as eu beaucoup de retour?

Oui, il y a trois catégories de participantes dans le film et vingt-quatre participantes à la fin.  Deux étaient mes amies avant le tournage, six sont des artistes que j’avais croisé quand j’étais comédienne et dont j’aimais leur travail. Les seize autres participantes, je les ai recrutées grâce aux réseaux sociaux. Je voulais que les gens témoignent à visage découvert. Que ce soit déjà des gens qui ont une prise de parole publique. Ce qui m’a apporté beaucoup de candidatures, c’est que j’avais repéré des comptes Twitter très actifs, de jeunes femmes noires francophones du côté européen, à qui j’ai envoyé mon appel. En deux heures, j’avais reçu quinze milles et soixante mails en une semaine.  J’ai dû dire aux gens d’arrêter de m’écrire! On m’a écrit de la Guyane, de la Réunion, de la Guadeloupe, ou même de Normandie, … Mais, moi j’étais à Paris, donc j’ai rencontré des personnes que je pouvais rencontrer en Région parisienne.

Et toi en tant que réalisatrice, est-ce que tu pensais que ça allait avoir autant d’envergure?

Certainement pas l’envergure que ça a pris maintenant (rires). Après, moi mon idée au départ c’était de le mettre sur Youtube et je comptais que le documentaire devienne viral sur Youtube. Ça c’était ma grosse ambition on va dire de 2013. Finalement, le film a eu quatre sorties nationales. C’était complétement inespéré, on fait de très bons scores. Pour donner une idée : 15.000 entrées en quatre mois d’exploitation, pour un premier film autoproduit, auto-distribué. C’est sûr que le film a dépassé mes attentes à tout point de vue, moi qui ne pensais pas trouver plus de dix personnes, j’en avais trouvé vingt-quatre. Je pensais le mettre sur Youtube, en fait on est sorti en salle.

Au moyen du documentaire, tu voulais donner la voix aux femmes afro-descendantes. Qu’est-ce que ça t’envoie comme message de voir les salles remplies et la réponse que tu as reçu des femmes noires?

Je suis contente! (Rires) Ça a très bien fonctionné. Je reçois pleins de témoignages, c’est super! Parmi, les choses qui m’intéressaient beaucoup c’etait d’amener du public noir dans les cinémas d’art et essai, dans les cinémas où on ne nous attend pas. Dans les multiplex, les publics noir et arabe sont représentés, ce qui n’est pas le cas dans le cinéma indépendant, on est absent dans ces salles. Je voulais montrer que ce n’est pas parce qu’on est imperméable au cinéma d’auteur, c’est juste qu’on ne nous propose pas des films qui nous intéressent. C’est agréable de recevoir les selfies de femmes et de jeunes femmes noires qui vont voir le film. Pour certaines, c’était la première fois qu’elles allaient au cinéma avec leur mère. Une fois, j’ai reçu d’une jeune femme une photo d’elle, puis de sa mère et de sa fille et de voir ces trois générations allaient voir le film, c’est génial! J’ai trouvé mon auditoire! J’ai souvent dit que ce sont des films que j’aurais aimé voir quand j’étais adolescente. Si les jeunes filles noires qui sont allées voir le film, ne se reconnaissaient pas dedans, j’aurais été triste, donc là moi ça me fait super plaisir!

Au départ ton auditoire cible était lequel?

Les jeunes filles noires. En gros, c’est vraiment tout ce que j’aurais aimé qu’on me dise quand j’avais cet âge-là. Même si je n’étais pas certaine de le comprendre mais au moins de l’entendre une fois!

Dans le documentaire, l’une des femmes a parlé d’une sorte de schizophrénie que peut vivre la femme noire qui aurait à choisir entre « être d’ailleurs ou d’ici » et une question en est ressortie : comment se définir? Quel était le message que tu voulais envoyer aux jeunes de 2ème ou 3ème génération, quant à leur place en France?

C’est de se définir comme elles le veulent. Pour moi, l’enjeu c’est vraiment ça, c’est de pas avoir à choisir! Je suis consciente que cette question existe, mais on a le droit d’avoir des identités multiples… On est né en France, on est Français! Arrivé mineur en France, à 18 ans on peut demander la nationalité même si nos parents ne sont pas Français. C’est la loi. A partir de là on ne devrait même pas parler de 2ème et 3ème génération. Parce qu’en fait ce sont des Québécois afrodescendants ou des Français afrodescendants. Je pense qu’on est libre de choisir de dire avec fierté : « je suis Haïtien » ou « je suis Québéco-haïtien ». Ce qui est dérangeant pour moi c’est l’identité assignée. C’est que de l’extérieur on me dise : « t’es noire donc c’est lié à tel et tel stéréotype ». L’identité est faite de plusieurs choses et ne peut pas être compartimentée. J’espère que les jeunes générations sortent de ce film avec un sentiment de liberté et une ouverture d’horizons.

Tu montres avec ton documentaire que tu as fait le choix de sortir de cette place qui t’était déjà assignée, et que tu pouvais ouvrir la voie. Quel message ton documentaire pourrait envoyer aux femmes, qui ont la vingtaine ou la trentaine, et qui se disent qu’elles ne peuvent pas encore définir leur place dans cette société?

Ce qui était important au niveau du ressentiment pour des femmes noires, « un peu plus âgées » c’est de se sentir légitimée dans son expérience. Tout le monde n’a pas la chance de grandir dans des communautés noires, dans de grands centres urbains, etc. Il y a plein de gens pour qui ce film est déjà une façon de briser l’isolement. De se dire : « Ah ouais ce n’est pas arrivé qu’à moi » ou encore « il y a vingt-quatre personnes qui disent à l’écran que ce n’est pas normal alors ce n’est pas normal! ». Pour moi, il y a déjà ce côté-là de se sentir légitime dans son expérience de ne pas se sentir seule et éventuellement après, d’avoir envie d’aller plus loin. De se renseigner, de se documenter, d’inspirer d’autres personnes, etc. Je dis souvent que je le vivrais comme une victoire si dans quinze ans une fille vient me dire qu’elle est devenue réalisatrice parce qu’elle a vu mon film, ça me fera très plaisir. « Ouvrir la voix » c’est un win pour moi et pour la communauté afro!

Le 12 février 2018, le documentaire a fait son entrée au sein du catalogue de distribution à l’international de mk2 films. Ça y est « Ouvrir la voix » pourra être visionné un peu partout dans le monde et devient « Speak up ». Quelle aventure! Il a fallu qu’Amandine Gay prenne courage et s’engage sur une voie qu’elle devait tracer par elle-même. Je suis convaincue que ça inspire beaucoup de personnes. Merci Amandine d’avoir « Ouvert la voix »

Propos recueillis par Iris Ntore.