Par Christelle Kamanan

Si la pandémie de Covid-19 a entrainé de nombreux bouleversements, elle a aussi mis en lumière l’ampleur des violences domestiques, au niveau mondial. Tous les pays, du Nord comme des Suds, enregistrent une augmentation significative des signalements de cas de violences domestiques. La situation est si criante que même le Secrétaire Générale de l’ONU, Antonio Guterres, a lancé un appel aux gouvernements.
J’engage tous les gouvernements à prendre des mesures de prévention de la violence contre les femmes et à prévoir des recours pour les victimes dans le cadre de leur plan d’action national face au Covid-19.

Les victimes ne sont pas uniquement des femmes ou des filles, mais elles sont majoritairement concernées. Et cela peu importe le lieu, l’environnement socio-économique ou même l’age. Ce drame n’est pas nouveau et témoigne aussi de beaucoup d’indifférence, de déni et même de manque de sensibilisation et d’éducation en ce qui concerne les violences domestiques. Nous Africaines et Africains, du continent comme de la diaspora n’en sommes pas épargnés. Au contraire, certains de nos comportements entretiennent même un cercle vicieux.

La vidéo qui a affolée Twitter

Un soir d’avril, en pleine période de confinement mondial, la twittosphère ivoirienne s’affole autour d’une vidéo. On la commente, la partage, la retweete. Elle tourne en boucle et arrive ainsi sur mon fils d’actualité. Dès les premières secondes de visionnage mon rythme cardiaque s’accélère, je suis pétrifiée face à mon écran, mains prêtes à couvrir mes yeux, tant j’appréhende le pire. Une femme est suspendue au bord d’un balcon d’un appartement du deuxième étage. Tant bien que mal, elle s’accroche désespérément. Son corps se balance contre la paroi du balcon et ses jambes sont déjà dans le vide.
Des voisins et des passants l’encouragent à ne pas lâcher, ” remonte, remonte “, crient-ils. À ce moment je ne comprends pas : pourquoi le voisin de l’étage du dessous ne fait rien ? Il pourrait l’attraper par ses jambes. Et pourquoi tente-t-elle de se suicider ? Que se passe-t-il ?

Sur le balcon auquel elle est suspendue, il y a un homme. Il lui tend la main, lui dit de revenir. La jeune femme ignore cette main tendue, elle ne cède pas.
Pourquoi semble-t-elle aussi déterminée à en finir ?
À ce moment-là on entend une voix féminine qui émane de la vidéo et explique la situation. C’est certainement la personne qui filme, qui se trouve dans un immeuble en face de la scène. “Depuis tout à l’heure, il la frappe seulement. Elle était dehors, il est allé la chercher pour la forcer à rentrer et depuis il ne cesse de la frapper. Ça fait au moins 1 h 30. Elle crie. Elle le supplie d’arrêter. Donc c’est ça elle a fui pour se réfugier sur le balcon.”
Elle n’en peut plus. Cette jeune femme en est arrivée au point où il lui semble préférable de se jeter dans le vide plutôt que de rester une seconde de plus dans cet appartement, et d’accepter la main de son bourreau qui se déguise en sauveur.

Un autre commentateur se manifeste. Pendant ce temps, la victime faiblit. Elle n’arrive plus à garder son équilibre, ses bras faiblissent. Elle va lâcher, on le sent tous. Que faire quand on est derrière son écran, à plus de 5 000 kilomètres ? Comment va se terminer cette vidéo ? Qui est cet homme et où sont les secours, pompiers, policiers, gardiens ?
Le commentateur indique que l’homme violent a l’habitude de battre sa femme. À plusieurs reprises les voisins sont intervenus, mais en vain. C’est pour cela qu’ils semblent rester silencieux.

Ça y est, elle lâche. Tout le monde cri, moi y compris. Je bondis de ma chaise. La jeune femme rebondi sur la bâche de l’étage du dessous, qui amortit sa chute, avant de se retrouver au sol. La vidéo s’arrête.

Femme battue et après ?

Je ne peux pas en rester là. Que s’est-il passé ? Est-elle vivante ? Comment va-t-elle ?

D’autres tweets suivent et indiquent qu’elle a été conduite à l’hôpital par les secours. Le tortionnaire, lui, a été interpellé et placé en garde à vue. Le procureur s’est aussitôt saisi de l’affaire.
Mais voilà, apparemment, la femme, la victime battue et malmenée, suspendue à un balcon, puis tombée, refuse de porter plainte.
Le procureur ne peut rien faire s’il n’y a pas de plainte et l’affaire devra être classée sans suite. C’est-à-dire que l’homme violent serait relâché et rentrerait chez lui.
On apprend qu’il travaille dans une banque, à un poste décisionnaire.
La victime aurait indiqué qu’elle voulait juste prendre l’air et avait glissé du balcon.
Une explication digne d’un scénario d’un film mafieux, avec des victimes défenestrées qu’on retrouve la corde au cou pour signifier un suicide.

Naît alors une suite d’échanges virulents sur Twitter. Certains la fustigent, d’autres sont justes satisfaits qu’elle ne soit pas morte et passent leur chemin et d’autres, enfin, plaignent sont état psychologique.
On voit plusieurs fois apparaître ” si elle ne porte pas plainte, c’est qu’elle aime ça.” “C’est elle-même qui veut.”
Une colère se mélange alors à ma peine. N’ont-ils aucune compassion ? Je me ravise. Il s’agit en fait d’un manque de connaissance vis-à-vis de cette situation. Un manque d’informations sur ce qu’est être une victime d’un point de vue psychologique et émotionnel. Des mécanismes de survie, de défense, de protection, peuvent se mettre en place : minimiser la situation, défendre son agresseur, donner une autre version des faits…

Victime et silencieuse

Dénoncer son bourreau est une étape extrêmement difficile, qui n’est d’ailleurs pas encouragée par le système, de manière globale.
L’auteur peut être le père de ses enfants “et”, “ou” le seul garant de la survie économique de la victime.
Dénoncer et après ? Elles savent bien que le temps de la justice est long, surtout en ce temps de pandémie.
Porter plainte et où aller après ? Une solution d’hébergement ? Qu’est-ce que cela veut exactement dire ? Et pour combien de temps ?

À cela, il ne faut pas oublier tout l’aspect psychologique : état de choc, dissociation, déni, peur, incapacité à exprimer verbalement, honte, culpabilité, etc.

Et, il y a les menaces, les représailles, les pressions extérieures.
Si ce n’est pas le maltraitant lui-même, il y aura toujours des ” ami.e.s “, des membres de la famille pour le défendre, harceler la femme et lui intimer l’ordre de rentrer au domicile conjugal ou organiser une rencontre familiale et demander pardon. Les Ivoiriens diront “ le faire asseoir. “

Discuter peut-il arrêter la violence conjugale ?

Qui n’a pas déjà entendu parler ou même participé à une réunion familiale pour régler un cas de violence conjugal ?
Même si dialoguer est important, comment peut-on envisager que parler avec une personne qui se sert de ses mains, de son corps de manière brutale, pour exprimer un désaccord ou une frustration, pourra être la solution ?
On voit bien qu’il faut plus que des paroles. Il faut poser des actes.
La personne agressée comme l’agresseur ont besoin d’un suivi psychologique, thérapeutique, émotionnelle, etc.
Oui, l’agresseur aussi. Si on ne veut plus, ne peut plus tolérer que des femmes subissent les coups physiques, verbaux, psychologiques de leur homme, amant, compagnon, ami, mari, concubin… alors on ne peut pas laisser des hommes violents dans la nature, sans surveillance ni suivi.
Ils recommenceront.
Ils n’arrêteront pas.
Ils montreront l’exemple à d’autres hommes, aux plus jeunes ; ils les encourageront.

Il ne s’agit pas de jeter aux oubliettes notre culture du dialogue, de la recherche du consensus, mais de rendre cela plus efficace et d’avoir un réel impact. Ne restons pas indifférents face aux violences conjugales.
Allons en famille, entre amis, dénoncer les abuseurs, les confronter. Exigeons d’eux qu’ils suivent des thérapies, des programmes de gestion de la violence, de communication. La pression doit changer de direction.
Allons en famille, entre amis, soutenir les victimes, leur dire qu’elles sont entendues, reconnues, et qu’elles ne seront pas seules dans leurs démarches.

Les petites filles et petits garçons apprendront qu’on peut certes discuter en famille, et qu’il n’y a ni place ni tolérance pour les violences.